Annexe 0 : Couronne votive dédiée à Zeus :
Annexe 1 : La "véritable solution".
En fait, la solution du problème de Hieron, prêtée par Vitruve à Archimède, est insuffisante en pratique.
Vitruve et Archimède sont ingénieurs, et comme tels, ne considèrent comme valide que ce qui est réalisable, et n'admettent d'autres preuves de réalisabilité que la réalisation. Archimède démontre qu'il lui suffirait d'un point d'appui pour soulever le monde, en soulevant devant la population de Syracuse assemblée sur la plage un lourd navire de guerre, à la force de ses bras et de son intelligence.
Or, si on plonge une couronne de faible volume, comme celle représentée ci-dessus, dans un baquet plein, assez large pour la contenir, le niveau de l'eau monte d'à peine un millimètre, et à cause de la tension superficielle, la surface du liquide se bombe imperceptiblement sans que rien ne déborde...
On peut imaginer que la solution décrite par Vitruve a été envisagée immédiatement par Archimède, qui l'a aussitôt essayée, et donc rejetée, le plongeant dans un abîme de réflexion.
La solution qui aurait provoqué son enthousiasme serait celle ci : on suspend aux bras rigoureusement égaux d'une balance, d'un coté la couronne, de l'autre un poids d'or pur qui l'équilibre exactement.
Puis on plonge la couronne dans l'eau. Si la couronne est faite d'un alliage moins dense que le contrepoids, son volume est plus grand, et donc déplacera un plus grand volume d'eau : en vertu du théorème de la poussée d'Archimède, la couronne subit vers le haut une poussée plus importante que le contrepoids, l'équilibre est rompu et la supercherie dévoilée...
Cette "solution véritable" est très précise, aussi simple à mettre en œuvre que la ruse naïve et inefficiente transmise par la légende. Mais elle aurait nécessité de la connaissance, de l'explication, elle aurait justement perdu la vertu de sa naïveté, c'est à dire stricto sensu, qu'elle aurait perdu sa proximité avec la naissance.
On peut aussi imaginer qu'à l'instar de l'Ulysse du silence des sirènes, Vitruve a toujours su que son récit était une ruse grossière, incapable de tromper le principe de réalité physique, (les sirènes), mais que tel n'était pas son propos.
(La tradition rapporte d’ailleurs un complément à cette version. Ulysse, dit-on, était si fertile en inventions que la déesse Destinée elle-même ne pouvait lire dans son cœur. Il est possible – encore que l’intelligence humaine ne puisse le concevoir – qu’il ait réellement remarqué que les Sirènes se taisaient et qu’il n’ait usé de la feinte décrite ci-dessus que pour leur opposer, à elles et aux dieux, une espèce de bouclier.)
Parce que Vitruve, auteur exact de traités d'architecture et d'ingénierie qui resteront la base de l'enseignement de ces disciplines jusqu'à l'orée du dix-septième siècle, doit transmettre l'enfance de l'art, il se doit d'être exactement enfantin. Il ne veut pas tromper la réalité, mais la dépouiller par ruse de toute ruse, il oublie la technique , l'art , la balance, et ne donne à voir que le contact du corps d'Archimède nu au corps de la réalité nue : la réité.
Selon son récit, lorsque le vieux maître entre nu dans la mémoire de l’humanité, il a vingt-deux ans.
Annexe 2 : Un fil conducteur.
Bien sûr, à peine cette histoire m'est advenue que j'avais révoqué en doute ce qu'elle prétend contenir de vérité historique, et j'ai pour cela un peu fouillé ce qu'on connaît des travaux d'Archimède. (De sa vie, il n'y a guère de témoignage).
Une idée entre toutes cimente l'ensemble, celle de poids, de pesée. Et sans aucun doute, la sensation de peser.
Ce qu'Archimède a élaboré de plus simple, et sans doute en premier, est sa théorie des leviers.
Or, dans sa théorie, toutes les forces sont, comme le poids, verticales (même si, pour Archimède décidément moderne, la verticale est la direction du centre de la sphère terrestre) : il n'y a donc pas de résultantes de forces non colinéaires dans sa théorie, elles n'apparaîtront que chez Stévin, l'Archimède de Bruges, vers 1585 : la statique d'Archimède est une pure théorie de la pesée, de la balance. Mais cela lui suffit à dégager un concept crucial :
En étudiant l'équilibre, non d'un poids unique pendu à un unique point d'attache, mais d'un ensemble de masselottes réparties le long des bras, il met en évidence l'équivalence d'un corps "complexe" et d'un unique point affecté de la totalité de son poids, concentré en ce point —le centre de gravité— : nous pouvons nous localiser par la sensation de notre poids, exactement où il s'exerce, notre centre de gravité.
Il passe ensuite d'un nombre fini de poids fixés chacun en un point de la balance, à une répartition continue (de densité constante), et lorsqu'Archimède calcule une aire, selon ses propres termes, il "pèse" une plaque plane, de même qu'un calcul de volume est la pesée d'un solide. Il faut donc, pour équilibrer le contrepoids, déterminer en même temps le volume et le centre de gravité : en termes contemporains, plus que des forces ou des volumes, Archimède calcule des moments, en les équilibrant par un unique contrepoids à distance donnée du point d'appui du levier. Les formules de Guldin (vers 1640), sont donc la continuation immédiate des travaux d'Archimède sur le calcul des volumes la pesée des solides de révolutions.
Bien sûr, c'est aussi le cœur de son travail en hydrostatique, puisque la poussée qui porte son nom est l'exacte opposée du poids du liquide déplacé par le corps plongé, appliqué au centre de gravité de la partie immergée.
La notion de convexité qu'il invente pour justifier ses encadrements de pi est étroitement affiliée à ce thème central : un convexe est un domaine qui contient le centre de gravité de toutes ses parties...
Puisque c'est par son poids qu'un corps étendu dans l'espace acquiert une position précise, en annulant son poids, on perd sa localisation, donc sa présence au monde.
Plus je regarde la scène, plus profonde devient ma conviction que c'est dans l'expérience de la dissolution du soi, de la fusion du moi à l'espace entier ressentie à chaque fois qu'il se baignait, que toute son œuvre prend racine. La notion "d'expérience de pensée", qui sous-tend toute sa démarche, est exactement l'inverse du travail d'abstraction pour remonter l'indicible vécu à la surface du dicible, (c'est pour Archimède la fonction de la démonstration au sens usuel) : l'expérience de pensée est une immersion dans la réalité jusqu'à atteindre l'équilibre, c'est l'annulation du poids par son équilibrage.
Si le terme d'origine latine, la cogitation, qui désigne l'ensemble des processus cognitifs et intellectuels, a totalement disparu au profit de la "pensée", qui est étymologiquement... la pesée, (la comparaison, la mesure, l'évaluation...). Si le poids, ce qui pèse, ce qui pend, ce qui fait pencher la balance, est devenu le désignateur de l’intellect même —la pensée—, c'est parce que du fond des âges, Archimède nous a transmis, d'inconscient à inconscient, de corps à corps, que penser n'est pas posséder, mais s'abandonner, que l'idée nous vient bien plus que nous la trouvons, et que le monde ne peut être atteint qu'en chute libre, en s'abandonnant pleinement à la pesanteur qui nous fait être au monde.
Été 2012.