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Un matin de 1988, il y a quelques deux mille deux cents ans, au 183 rue Saint Charles, à Syracuse, il m'a été donné de vivre une (la?) scène primitive de la découverte,  qui, d'aussi loin que remonte la pensée, ne cesse de se dérouler, dans ma mémoire comme dans celle de l'humanité.




Je venais de me plonger dans deux textes sans autre lien a priori que la concomitance de leurs lectures, sans intention particulière :
D'une part, celui de l'Universalis sur Archimède, car à l'occasion d'un quelconque article le mentionnant, je m'étais rendu compte que je n'en connaissais qu'une image très creuse, et de l'autre, une très brève nouvelle de Kafka, (Prométhée), troisième volet d'un triptyque sur la légende [La vérité sur Sancho Pança, Le silence des sirènes, Prométhée].
Cet opuscule de Kafka (que je citerai  in extenso), comme  chacune de ses perles, m'avait plongé dans une rêverie profonde, cette fois sur "comment le mythe cache ce qu'il révèle, et la parole tait ce qu'elle énonce".

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La courte biographie d'Archimède m'avait, elle, plongé dans une admiration enthousiaste.

On doit à Archimède une quinzaine de traités dont une douzaine ont été conservés ou reconstitués. Ses travaux couvrent l'ingénierie et l'architecture, la géométrie, la numération, la statique des solides et les fondements de l'hydrostatique, la catoptrique (ancêtre de l'optique)... On lui prête l'invention de la pompe à vis sans fin, (peut-être due aux égyptiens);  son utilisation de miroirs ardents pour enflammer les voiles de la flotte de Marcellus est sans doute une fiction.
Par contre, sa construction d'un calendrier astronomique perpétuel, très précis, qui semblait incompatible avec la technologie de l'époque, est devenue vraisemblable, en 2008, depuis qu'on a élucidé le mécanisme de la machine d'Anticythère (circa -150), dont la machine d'Archimède serait le prototype.
Pour justifier ses encadrements du rapport  π de la circonférence et du diamètre d'un cercle par celui d'un polygone inscrit ou exinscrit, il invente la notion extraordinairement moderne de convexité, et démontre que le périmètre d'un convexe est plus petit que celui d'une figure qui le contient. Son calcul de l'aire des "segments" de parabole, la "pesée" (calcul de volume) de la sphère, du cône, des ellipsoïdes... introduisent des idées qui préfigurent la théorie moderne de la mesure et de l'intégration, et il faudra près de dix-neuf siècles pour poursuivre plus loin que ce qu'il a atteint. 
Il donne souvent de ses résultats deux ou trois démonstrations différentes, selon ses termes, "géométriques", "mécaniques", ou "expériences de pensée" : il est sans doute aussi le premier penseur de la complexité des liens entre vérité, démonstration, évidence, réalité, intellection, perception, etc..., et consciemment ou pas, tous ceux qui travailleront sur la question sont ses descendants immédiats.
Lorsqu'Archimède décrit l'équilibre des corps flottants, il ne donne pas les conditions d'équilibre d'un corps isolé, mais bien de l'état de repos global de la Terre, de l'Océan : il ne dissocie  jamais l'objet de son étude de la globalité du monde dont il est partie prenante, et sans le dire,  il se dépeint jusqu'au fond de l'âme dans un triangle, un levier, un rayon lumineux, l'écume des vagues. 

Je ne développerai pas ici plus avant l'exposé de cette œuvre sans égale, car ce n'est pas mon propos, et cela a été très bien fait par ailleurs, [Le trésor d'Archimède par B. Bettinelli, Irem de Besançon, par exemple].
Mais à la lueur du récit qui va suivre, en annexe,  je reviendrai sur un fil qui tisse l'unité profonde de toutes ses explorations...  

Le texte de Kafka :
On rapporte l’histoire de Prométhée dans quatre légendes.
Selon la première, il fut enchaîné dans le Caucase pour avoir trahi les dieux au profit des hommes, et les dieux envoyèrent des aigles qui dévorèrent son foie, lequel repoussait toujours.
Selon la deuxième, Prométhée, souffrant des coups de bec qui le déchiquetaient, s’enfonça toujours plus profondément dans le rocher jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui.
Selon la troisième, sa trahison fut oubliée au cours des millénaires, les dieux oublièrent, les aigles oublièrent, lui-même oublia.
Selon la quatrième, on se fatigua de ce qui avait perdu sa raison d’être. Les dieux se fatiguèrent, les aigles se fatiguèrent, la plaie, fatiguée, se referma. Demeure le rocher, inexplicable.
La légende essaye d’expliquer l’inexplicable. Comme elle vient d’un fond de vérité, elle doit revenir à l’inexplicable.

 
La concomitance de ces textes avait éveillé en moi une résonance diffuse,  même pas une question, juste un étonnement distrait :
Quelle vérité profonde, au point de ne pouvoir être transmise que par la légende,  érige en mythe Archimède surgissant du bain sous le choc de la découverte, en représentation comique et universelle du "savant", au point d'occulter tout le reste de sa création ? 
Et même de cette scène minuscule, on ne conserve que l'image d'un vieillard courant nu dans les rues de Syracuse, criant "Euréka" (j'ai trouvé)  à la face du ciel, en effaçant jusqu'au souvenir de la découverte : presque tout le monde pense qu'il s'agit du principe de la poussée d'Archimède (Tout corps plongé dans l'eau subit vers le haut une poussée égale au poids de l'eau qu'il déplace), alors que selon le récit apocryphe de Vitruve, par qui l'histoire passe à la postérité, la trouvaille semble bien plus anecdotique :

 


 

On rapporte l’histoire de Prométhée d'Archimède dans quatre légendes.
Selon la première...

On conte que Hieron II, tyran de Syracuse, ayant fait réaliser une couronne votive d'or pur, soupçonna l'orfèvre de l'avoir forgée en alliage d'or et d'argent. À l'époque, pas d'analyse chimique, pas de pierre de touche pour réaliser l'expertise...
Pour le grand théoricien et praticien de la pesée et de la mesure des volumes, comparer la densité de la couronne à celle de l'or était une évidence, qui se heurtait à une difficulté redoutable : calculer le volume d'un ellipsoïde, d'un cône, d'un paraboloïde, d'accord, mais... d'une couronne de feuillage ? Voici, selon la légende, l'idée qui plongea Archimède dans un enthousiasme toujours vif après 2200 ans : plonger la couronne dans un bassin d'eau plein à ras bord, et mesurer la quantité d'eau qui en déborde.

Cette idée méritait-elle que celui à qui ne manquait qu'un point d'appui pour soulever le monde, le divin Archimède, qui fera preuve face à la mort d'une dignité et d'un détachement presque aussi célèbre, s'oublie à courir nu dans les rues ? (Certes, la pudeur contemporaine rend la scène bien plus dérangeante qu'elle n'a du paraître à l'époque,  mais si le récit de Vitruve le décrit comme une incongruité, c'est que même alors, cela sortait de l'ordinaire...)
Bien sûr, pour tout scientifique contemporain, pour qui l'élégance en science est le raccourci qui coupe à travers  les méandres entremêlés du questionnement, c'est l'extrême simplicité de la réponse, l'extrême facilité apparente (et totalement trompeuse, voir à ce sujet en annexe : la véritable solution)  de sa réalisation, la façon de "déplacer le problème", qui font de cette "si petite découverte" l'archétype de la découverte enthousiasmante. (Etymologiquement, l'enthousiasme est une possession par les esprits...)
Mais quelque chose de plus profond me semble encore inexpliqué:

L'idée d'Archimède est parfaitement jolie, et sa simplicité la rend transmissible au commun des mortels, bien plus que ses travaux majeurs. Mais si Archimède, homme de sens rassis, homme de tant découvertes merveilleuses, est lui même saisi d'enthousiasme par celle-ci entre toutes, est-ce simplement parce qu'elle est "jolie" ?

Je n'y réfléchis toujours pas, mais au jour du surgissement, plongé recroquevillé dans  la baignoire-sabot, ma pensée y paresse.

 

Selon la deuxième, Prométhée ...
Brusquement, l'image cachée est là, foudroyante, bouleversante. Mon cœur bondit, dans ma poitrine le monde se soulève. Je surgis de la salle de bain en transe, j'exulte, je vois, je crie : j'ai trouvé ! [(je n'invente rien)]

Plongé dans sa réflexion, les yeux fermés, Archimède laisse son corps fatigué s'enfoncer lentement dans l'eau.
À l'instant même de l'abandon à l'élément liquide, surgit l'image de la forme complexe qui disparaît progressivement dans l'eau sans forme, au fur et à mesure que son niveau monte.
Ce qui fait paraître abstrait ce que nous n'atteignons que par le concept mathématique, c'est qu'il s'agit de"réité" brute, c'est à dire : du "monde-sans-moi". Nous construisons à partir des stimuli de nos sens une représentation cohérente que nous nommons réalité, faite de touches de sons, de parfums, de contacts, de "percepts" élémentaires que nous tissons dans une trame conceptuelle, symbolique, de mots, d'acquis, de connaissance atavique, qui la rend intelligible, utilisable. Parce que notre réalité est constitutivement humaine, la langue naturelle est inapte à saisir la réité, l'en-deça  du réel, le sous-humain, le "monde-sans-moi". Lorsque nous voulons faire remonter à la surface humaine le récit des rares moments d'intimité avec les racines  du monde, nous devons le faire à travers une langue qui n'est construite que pour cela, qui est la mathématique.
Alors que rien n'est plus concret que le contact avec le sous-humain qui fait l'objet des mathématiques, la construction symbolique nécessaire pour transmettre l'expérience de ce contact donne une illusion d'abstraction à ceux pour qui elle fait obstacle.
Voici donc  la scène indicible que cache et révèle la légende :
à l'étage humain, notre élaboration de l'espace nous interdit de percevoir "de l'espace" sans lui donner une forme.
Nous concevons de l'étendue d'espace, du volume, comme une abstraction, car nous ne percevons l'espace qu'à travers la forme. Le nombre "pur", la "quantité", est une abstraction du "nombre de...",  de la "quantité de...", car l'élaboration de notre appareil perceptuel par notre appareil conceptuel semble nous interdire une perception immédiate de "la matière de l'espace sans la forme".  Pour toucher la substance de l'espace, il faut perdre la forme humaine, perdre la conscience de soi pour accéder à la conscience du monde.
Au fur et à mesure que le corps d'Archimède plonge dans son bain, il s'efface de sa conscience : le sens premier, avant la vue ou le toucher, est la proprioception, dont la principale composante est la perception du poids, et indirectement, celle de la verticale, direction de son poids, qui nous oriente, nous situe dans l'espace. L'eau déplacée par le corps d'Archimède annule son poids, sa présence à lui-même, et efface la forme de la couronne, laissant surgir le volume. Archimède touche physiquement le nombre même, de tout son corps diffusant dans l'univers entier : il fait corps avec le nombre, prête son corps à l'abstraction du "volume-en-soi".
Ou encore, en un éclair, Archimède invente le liquide, c'est à dire : traverse la barrière conceptuelle qui nous interdit de toucher le liquide même. Nous apprenons, à l'école primaire, qu'il y a trois état de la matière :
l'état solide, des corps qui ont une forme propre, l'état gazeux, des corps qui emplissent tout le volume de leur contenant, et l'état liquide, des corps qui prennent la forme de leur contenant, en conservant leur volume.
...qui prennent la forme de leur contenant, et non pas : qui n'ont pas de forme, car nous n'arrivons pas à penser le volume sans forme.
À travers l'évanouissement de la forme de la couronne dans l'eau, Archimède, lui, atteint le sans-forme, l'essence indicible de l'élément liquide.


 

Selon la troisième, sa trahison fut oubliée au cours des millénaires...
La révélation de ce que la scène  cache de singulier occulte ce que la scène cache d'universel, tout mythe recèle un autre mythe.
Derrière la découverte du volume pur se découvre la découverte de la découverte elle-même :
Des jours durant, Archimède s'est plongé dans la question posée par Hieron, des jours durant, je me suis baigné dans les eaux opaques d'Archimède, avant d'atteindre la transparence.
Perdu dans la recherche, abîmé dans la pensée, distrait par la question du monde environnant, presque jusqu'à l'abstraction, il ne reste que le poids du corps pour nous rappeler notre présence au monde. En l'annulant, la poussée d'Archimède rompt le dernier lien au soi. Absolument absent à nous mêmes, nous pouvons être présents au monde, au non-soi auquel le moi fait obstacle. Débarrassés du poids, de la masse inertielle, une impulsion infinitésimale suffit à propager la pensée à la vitesse de la lumière : nous voyons.
L'histoire rapportée par Vitruve nous donne à voir la scène universelle de la découverte : on ne cherche pas à trouver, chercher est le lent et lourd travail de se perdre. Perdue, la pensée flotte, et nous trouvons parce que,  perdus dans la pensée, qui est l'état fusionnel du soi et du monde, sans plus d'effort, nous voyons.
Possédés, enthousiasmés de ce contact avec l'Univers, dépouillés de tout vêtement, de tout ego, soulevés par la révélation, nous crions Euréka à la face du ciel...

Il ne s'agit pas de nier ici le labeur immense du chercheur, nous ne décrivons ici que l'état de liberté absolue du trouveur, du voyant. Il faut un lent et souvent méticuleux travail d'analyse, de réflexion, de dissection, pour dépouiller la question de ses atours inutiles,  pour la cerner au plus près, pour ne faire plus qu'un avec la question, mais la découverte, elle, est instantanée. Ce n'est pourtant  pas cette instantanéité  qui  rend inexplicable l'instant de la découverte, et qui nécessite donc une légende, un mythe, pour le transmettre. C'est parce que, comme la découverte a lieu exactement là et quand le chercheur s'oublie totalement, il n'est jamais témoin de la découverte, et que nul ne se souvient de l'oubli :
Une compréhension fulgurante est toujours une incompréhension fulgurante, parce que la lumière de la foudre aveugle. Archimède voit qu'il a vu, hurle j'ai trouvé, mais ne peut verbaliser ce qu'il a trouvé, au point que même ceux qui croient connaître l'histoire ne voient plus qu'il s'agit de la couronne de Hieron...
Commence alors la difficile remontée de l'or enfoui de la vision. Comme on a vu sans mot, sans moi pour témoigner de la vision, pour ramener la découverte à l'humanité, il faut tisser une nouvelle langue, forger un filet d'abstraction pour remonter sa pêche du fond des eaux, au point que ce qui a été perçu comme une évidence fulgurante ne pourra être transmis sans un immense effort qui le renverra à l'inexplicable. C'est cet effort prométhéen pour transmettre l'inhumain à l'humanité qu'on appelle l'abstraction.   

 


 

Selon la quatrième... la plaie ouverte dans l'eau par l'immersion de la couronne se referma...
Toute découverte est un retour à l'origine : selon le récit même de la Genèse, la création est l'acte de séparation, dans le chaos, où tout préexiste, incréé car indistinct, par le verbe :
Dieu sépara la lumière des ténèbres, la lumière il la nomma jour, les ténèbres nuit, et ce fut le premier jour, ce fut la première nuit. Pour créer, il faut revenir avant la création, au temps de l'inséparation, de l'indistinction du soi et du monde, revenir à l'océan primordial d'avant la différenciation entre les genres, entre les espèces. Archimède voit le jour avant de venir au jour, plongé dans le liquide amniotique, relié par le rêve, le bain, le mythe, à l'état d'avant naissance où, inséparé de sa mère-le-monde-liquide, l'enfant curieux et l'Univers sans mot sont le chaos fusionnel.

Demeure l'empreinte inexplicable d'un feuillage d'or invisible dans l'eau opaque, une flaque sous le baquet,  inexplicable.
La légende essaye d’expliquer l’inexplicable. Comme elle vient d’un fond de vérité, elle doit revenir à l’inexplicable.

 


 

Annexe 0 : Couronne votive dédiée à Zeus : Hieron_couronne

Annexe 1 : La "véritable solution".

 

En fait, la solution du problème de Hieron, prêtée par Vitruve à Archimède, est insuffisante en pratique.
Vitruve et Archimède sont ingénieurs, et comme tels, ne considèrent comme valide que ce qui est réalisable, et n'admettent d'autres preuves de réalisabilité que la réalisation. Archimède démontre qu'il lui suffirait d'un point d'appui pour soulever le monde, en soulevant devant la population de Syracuse assemblée sur la plage un lourd navire de guerre, à la force de ses bras et de son intelligence.  
Or, si on plonge une couronne de faible volume, comme celle représentée ci-dessus, dans un baquet plein, assez large pour la contenir, le niveau de l'eau monte d'à peine un millimètre, et à cause de la tension superficielle, la surface du liquide se bombe imperceptiblement sans que rien ne déborde...
On peut imaginer que la solution décrite par Vitruve a été envisagée immédiatement par Archimède, qui l'a aussitôt essayée, et donc rejetée, le plongeant dans un abîme de réflexion.
La solution qui aurait provoqué son enthousiasme serait celle ci : on suspend aux bras rigoureusement égaux d'une balance, d'un coté la couronne, de l'autre un poids d'or pur qui l'équilibre exactement.
Puis on plonge la couronne dans l'eau. Si la couronne est faite d'un alliage moins dense que le contrepoids, son volume est plus grand, et donc déplacera un plus grand volume d'eau : en vertu du théorème de la poussée d'Archimède, la couronne subit vers le haut une poussée plus importante que le contrepoids, l'équilibre est rompu et la supercherie dévoilée...
Cette "solution véritable" est très précise, aussi simple à mettre en œuvre que la ruse naïve et inefficiente transmise par la légende. Mais elle aurait nécessité de la connaissance, de l'explication, elle aurait justement perdu la vertu de sa naïveté, c'est à dire stricto sensu, qu'elle aurait perdu sa proximité avec la naissance.

On peut aussi imaginer qu'à l'instar de l'Ulysse du silence des sirènes, Vitruve a toujours su que son récit était une ruse grossière, incapable de tromper le principe de réalité physique, (les sirènes), mais que tel n'était pas son propos.
(La tradition rapporte d’ailleurs un complément à cette version. Ulysse, dit-on, était si fertile en inventions que la déesse Destinée elle-même ne pouvait lire dans son cœur. Il est possible – encore que l’intelligence humaine ne puisse le concevoir – qu’il ait réellement remarqué que les Sirènes se taisaient et qu’il n’ait usé de la feinte décrite ci-dessus que pour leur opposer, à elles et aux dieux, une espèce de bouclier.)
Parce que Vitruve, auteur exact de traités d'architecture et d'ingénierie qui resteront la base de l'enseignement de ces disciplines jusqu'à l'orée du dix-septième siècle, doit transmettre l'enfance de l'art, il se doit d'être exactement enfantin. Il ne veut pas tromper la réalité, mais la dépouiller par ruse de toute ruse, il oublie la technique , l'art , la balance, et ne donne à voir que le contact du corps d'Archimède nu au corps de la réalité nue : la réité.

Selon son récit, lorsque le vieux maître entre nu dans la mémoire de l’humanité, il a vingt-deux ans.

Annexe 2 : Un fil conducteur.

 

Bien sûr, à peine cette histoire m'est advenue que j'avais révoqué en doute ce qu'elle prétend contenir de vérité historique, et j'ai pour cela un peu fouillé ce qu'on connaît des travaux d'Archimède. (De sa vie, il n'y a guère de témoignage).
Une idée entre toutes cimente l'ensemble, celle de poids, de pesée. Et sans aucun doute, la sensation de peser.
Ce qu'Archimède a élaboré de plus simple, et sans doute en premier, est sa théorie des leviers.
Or, dans sa théorie, toutes les forces sont, comme le poids, verticales (même si, pour Archimède décidément moderne, la verticale est la direction du centre de la sphère terrestre) : il n'y a donc pas de résultantes de forces non colinéaires  dans sa théorie, elles n'apparaîtront que chez Stévin, l'Archimède de Bruges, vers 1585 : la statique d'Archimède est une pure théorie de la pesée, de la balance. Mais cela lui suffit à dégager un concept crucial :
En étudiant l'équilibre, non d'un poids unique pendu à un unique point d'attache, mais d'un ensemble de masselottes réparties le long des bras, il met en évidence l'équivalence d'un corps "complexe" et d'un unique point affecté de la totalité de son poids, concentré en ce point —le centre de gravité— : nous pouvons nous localiser par la sensation de notre poids, exactement où il s'exerce, notre centre de gravité.
Il passe ensuite d'un nombre fini de poids fixés chacun en un point de la balance, à une répartition continue (de densité constante), et lorsqu'Archimède calcule une aire, selon ses propres termes, il "pèse" une plaque plane, de même qu'un calcul de volume est la pesée d'un solide. Il faut donc, pour équilibrer le contrepoids, déterminer en même temps le volume et le centre de gravité : en termes contemporains, plus que des forces ou des volumes, Archimède calcule des moments, en les équilibrant par un unique contrepoids à distance donnée du point d'appui du levier. Les formules de Guldin (vers 1640), sont donc la continuation immédiate des travaux d'Archimède sur le calcul des volumes la pesée des solides de révolutions.
Bien sûr, c'est aussi le cœur de son travail en hydrostatique, puisque la poussée qui porte son nom est l'exacte opposée du poids du liquide déplacé par le corps plongé, appliqué au centre de gravité de la partie immergée.
La notion de convexité qu'il invente pour justifier ses encadrements de pi est étroitement affiliée à ce thème central : un convexe est un domaine qui contient le centre de gravité de toutes ses parties...
Puisque c'est par son poids qu'un corps étendu dans l'espace acquiert une position précise, en annulant son poids, on perd sa localisation, donc sa présence au monde.

Plus je regarde la scène, plus profonde devient ma conviction que c'est dans l'expérience de la dissolution du soi, de la fusion du moi à l'espace entier ressentie à chaque fois qu'il se baignait, que toute son œuvre prend racine. La notion  "d'expérience de pensée", qui sous-tend toute sa démarche, est exactement l'inverse du travail d'abstraction pour remonter l'indicible vécu à la surface du dicible, (c'est pour Archimède la fonction de la démonstration au sens usuel) : l'expérience de pensée est une immersion dans la réalité jusqu'à atteindre l'équilibre, c'est l'annulation du poids par son équilibrage.
Si le terme d'origine latine, la cogitation, qui désigne l'ensemble des processus cognitifs et intellectuels, a totalement disparu au profit de la "pensée", qui est étymologiquement... la pesée, (la comparaison, la mesure, l'évaluation...). Si le poids, ce qui pèse, ce qui pend, ce qui fait pencher la balance, est devenu le désignateur de  l’intellect même  —la pensée—, c'est parce que du fond des âges, Archimède nous a transmis, d'inconscient à inconscient, de corps à corps, que penser n'est pas posséder, mais s'abandonner, que l'idée nous vient bien plus que nous la trouvons, et que le monde ne peut être atteint qu'en chute libre, en s'abandonnant pleinement à la pesanteur qui nous fait être au monde.

Été 2012.